
Il fascine autant qu'il fait peur ; on l'accuse de décimer les troupeaux, mais il fait partie de notre équilibre écologique. L'Etat a donc lancé une politique de gestion de son retour qui porte ses fruits : il y a maintenant près de 200 loups en France. Notre reporter a sillonné le parc du Mercantour et interviewé les spécialistes et les bergers sur ce redoutable animal.

Silhouettes élégantes, silencieuses et rapides, on les voit qui se glissent dans l'ombre, potentiellement mortelles. Puis leur regard d'ambre, qui semble briller dans la pénombre du sous-bois, se fixe sur les gardiens du parc avançant avec de la viande fraîche. Les loups sortent à découvert, presque craintifs, du moins timides. Ils n'aiment pas l'homme, s'en méfient au plus profond de leur instinct. Mais l'appel de la nourriture est plus fort. Sköl veut la plus grosse part. Il grogne, découvre ses énormes canines de carnassier. Le grand mâle dominant – 80 centimètres au garrot, 45 kg de muscles et de nerfs – est pourtant vite rejoint par les cinq autres membres de sa meute. Jappements, morsures, couinements, oreilles aplaties en arrière et regards farouches, les loups s'arrachent la viande avec férocité. Deux kilos de poulet et de b½uf cru par bête. En quelques instants, ils ont dévoré la brouette entière qu'on avait apportée et retournent en trottinant dans les taillis avec les derniers restes, ou un os à ronger.

Si en plus d'un siècle les loups n'ont jamais attaqué d'humains en Europe, dans les estivages, ils ont tué plus de 4 000 moutons, 150 chèvres, 29 vaches, 6 chiens et 2 chevaux l'année dernière, sans compter énormément de gibier sauvage. Car mouflons, cerfs et autres chamois représentent normalement les neuf dixièmes de leurs menus. Sauf chez les « mauvaises meutes », celles qui parfois mangent 50 % de moutons, surtout l'été quand les alpages abondent d'agneaux. L'Etat subventionne à présent le dressage de gros chiens de garde des Pyrénées, les patous, qu'on élève parmi les brebis afin qu'ils les défendent férocement. Si farouchement, d'ailleurs, que des randonneurs se font à présent mordre par les chiens. Mais une scène filmée par des agents du parc du Mercantour montre les limites de l'exercice. Tournée à la caméra infrarouge, on y voit trois loups attaquer un troupeau. Le patou de garde poursuit deux des prédateurs, qui se retournent pour l'attaquer. Le chien semble avoir le dessous, jusqu'à ce qu'un comparse le rejoigne. Mais, tandis que les deux patous se battent, le troisième loup assaille le troupeau par-derrière. Pendant de longues minutes, les brebis affolées tombent sous ses crocs. Au petit matin, une dernière triste image montre le patou allongé près d'une brebis éventrée, qu'il protège même après la mort. Une autre vidéo montre un loup ivre de sang qui marche sur le dos des brebis serrées les unes contre les autres. D'un seul coup de crocs lancé au hasard, il leur brise l'échine et les tue.

Les bergers sont particulièrement furieux quand les loups tuent ainsi plus d'animaux qu'ils n'en mangent. Mais les agents du Mercantour expliquent ce « surplus killing » : « Il faut comprendre que, pour le loup, le mouton est un animal aberrant, qui ne sait ni se défendre ni s'enfuir, explique Gérard Caratti, l'agent du Mercantour en charge du “programme loup”. Du coup, ça les rend fou. » Mais, précise-t-il, c'est à l'homme de réapprendre comment vivre avec les prédateurs. « En passant plus de temps avec les troupeaux, en les protégeant mieux avec des chiens et des enclos, on diminue sérieusement les dégâts. » Ainsi, même si les attaques restent encore quasi quotidiennes pendant l'été dans les alpages, le nombre de brebis tuées est passé de 6 à 2 en moyenne. « Le problème n'est plus vraiment le loup, on a fini par accepter », explique aussi Jean-Pierre Issautier, dont le troupeau de 2 200 brebis a été attaqué des dizaines de fois. Il admet que le dédommagement de 150 euros par bête tuée (beaucoup plus que la valeur d'une brebis) permet aux bergers de compenser les pertes.

« C'est un bel animal, dans le fond, il a le droit de vivre comme les autres », ajoute-t-il, affirmant que plus aucun berger ne cherche, comme au cours des premières années de leur retour, à tuer ou à empoisonner les loups. « Mais nos vies sont devenues plus dures, il faut garder les troupeaux 24 heures sur 24. En fait, le vrai problème, c'est l'Etat, c'est comme s'il nous méprisait. On protège le loup, mais ce sont les bergers qu'on est prêt à laisser disparaître ! » déplore l'éleveur, de son accent qui mêle les tons chantants du provençal et les tonalités plus rauques du montagnard. « Pourtant, dit-il, les troupeaux sur les alpages sont une composante essentielle du paysage français. Qui maintiendra le paysage si on disparaît ? » A présent, tous s'efforcent de ménager et la chèvre et le chou, en l'occurrence le loup et le berger. Virginie Michel, du « plan Loup », explique que l'Etat dépense plus de 6 millions d'euros par an pour indemniser les éleveurs, leur payer des chiens et salarier des gardiens supplémentaires.

Reste la peur du loup, imémoriale, héritée des contes pour enfants et de notre imaginaire collective. « Dans le village, certains ont la frousse, ils ont le sentiment d'un retour en arrière », admet par exemple Louis Roberi, qui tient La Bonne Auberge de Saint-Martin-Vésubie, comme son père et son grand-père avant lui. « Sur le loup, il y a du pour et du contre dans la vallée ; surtout du contre, d'ailleurs », dit l'aubergiste, même s'il admet les vrais bénéfices du loup pour attirer les touristes. « Moi, la première fois que j'ai entendu les hurlements dans la forêt, j'étais à deux doigts de penser que Dracula allait débarquer ! » Pour apaiser les esprits, les préfets autorisent maintenant le tir de quelques loups, malgré leur statut protégé. Mais les bêtes dans nos campagnes ont une mémoire génétique exacerbée : seuls les plus intelligents et les plus méfiants ont pu survivre au fil des siècles à nos côtés. Sur la douzaine de battues autorisées ces dernières années, les chasseurs n'ont réussi à abattre qu'un loup !

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